Janovas, village aragonais fantôme...
De Janovas, cet ancien village de quelques 200 âmes, il ne reste plus que des ruines ! Un projet de barrage, initié en 1917, a conduit à l'expropriation musclée (sous le régime franquiste) de tous ses habitants et à la destruction de toutes ses maisons. Mais ce barrage ne fut jamais construit !...
Nous nous trouvons dans la région du Sobrarbe, le pendant espagnol de la haute vallée de la Neste d'Aure, secteur le plus dépeuplé de toutes les Pyrénées aragonaises. Entre Ainsa et le Parc National d'Ordesa, la route suit la rivière Ara, et traverse de spectaculaires gorges...
Ces gorges sont matérialisées par l'anticlinal de Boltaña : les matériaux rocheux qui le composent ont été déposés il y a quelques 41 millions d'années, alors que cette zone constituait le fond d'une mer profonde...
Ces longues bandes rocheuses inclinées qui zèbrent la falaise située rive droite de l'Ara, sont à base de calcaire entrecoupé de marnes et de grès que l'érosion a éliminés prioritairement. Les mouvements compressifs dûs au soulèvement des Pyrénées ont apporté la touche finale...
A la sortie des Gorges, un belvédère a été aménagé en bord de route pour découvrir le site : au-delà de l'Ara, se dressent les ruines de Janovas, en partie masquées par une haute arête rocheuse qui protégeait autrefois le village.
C'est de là que l'on va partir à la découverte de ce village fantôme, en hommage à ses résidents inutilement brisés à jamais !...
Depuis la route, un sentier s'engage dans la pente et rejoint une piste qui suit en le dominant le río Ara. Quand la gorge commence à se former, à proximité de l'emplacement initialement prévu pour la construction de la digue, un pont suspendu rudimentaire permet de traverser le torrent...
Le río Ara est un cours d'eau de 61 km de long, qui naît sur le versant espagnol du célèbre Vignemale. Tranquille en été, il devient à l'automne et au printemps un torrent impétueux qui a mis à mal l'ancienne passerelle qui accédait jadis au village de Janovas...
Des arêtes calcaires parallèles ont imposé à la rivière son parcours, et l'extrémité de la dernière se termine par une curieuse arche rocheuse creusée par les effets conjugués de l'eau et du vent. Ce trou dans la paroi était-il prémonitoire pour les ouvertures béantes qui allaient plus tard percer les murs délabrés ?...
L'arche contournée, on arrive au-dessus du village en ruines qui abritait 40 familles dans les années 60 ! En plus de 30 ans d'oubli, la végétation a repris ses droits, quelques touffes de peupliers matérialisant le lit du cours d'eau dans un superbe cadre montagneux...
A l'entrée du village, les anciens habitants qui y reviennent annuellement "pour ne pas oublier" ont réhabilité l'ancienne fontaine. Contraste saisissant entre cette eau limpide qui coule à nouveau et cet ancien "lampadaire" qui n'a pas bougé en un quart de siècle !...
Janovas n'est pas le seul village du secteur a avoir été évacué et détruit : Lacort, Lavelilla et Madoz, plus une dizaine de fermes dispersées, ont subi le même sort pour les mêmes causes, leur emplacement devant être noyé sous l'eau de cette hypothétique retenue !
Alors, quand on parcourt actuellement les ruelles de Janovas envahies de ronces et de buissons, au milieu d'un amoncellement de pierres et de poutres, on ne peut qu'avoir une pensée émue pour toutes ces personnes qui ont tout perdu et ont dû souvent s'expatrier très loin à cause d'un très impropable barrage qui n'est en fait resté que de... papier !
Face au refus de céder des habitants et malgré les réclamations officiellement déposées, afin d'accélérer le processus, Iberduero s'en prit alors à l'école : la classe était au rez de chaussée, et le logement de l'institutrice au 2ème étage.
Et cet appartement fut détruit alors même qu'enfants et maîtresse étaient en classe, supportant ainsi vacarme, poussière, chute de gravats, et profond sentiment d'humiliation et de mépris !...
Le coup de grâce fut porté à l'école pendant l'été 1966 (cela faisait déjà 6 ans que duraient ces expropriations...) : un employé d'Iberduero a fracassé et arraché la porte de l'école, expulsé l'institutrice en la traînant par les cheveux, et évacué les élèves du local à coups de pied !...
Non content de saccager les maisons, seuls biens familiaux possédés, souvent transmis de génération en génération, Iberduero détruisit également tout ce qui permettait à ces agriculteurs de vivre : sources et puits, champs et récoltes, potagers et vergers subirent à leur tour la foudre aveugle d'une entreprise qui a poussé l'inhumanité à un point de non-retour...
Malgré toutes ces exactions, 3 familles résistaient encore et occupaient le village : dans le froid, au milieu de ruines, sans voisinage, sans électricité, sans passerelle pour franchir la rivière !... Un couple est même resté sur le site jusqu'au 20 janvier 1984, l'épouse cultivant quelques lopins de terre et soignant quelques animaux alors que le mari travaillait à l'extérieur du "village" : ils ont résisté près d'un quart de siècle à l'inutile folie destructrice conjointe d'une entreprise et d'une dictature, avant d'être définitivement expulsés par la police espagnole, la "guardia civil"......
Dans un climat montagnard tout de rudesse et sur ces contreforts de vallée arides, la vie n'était pas toujours facile, mais Janovas était un village prospère... Regroupées, pour rechercher chaleur et protection, les maisons présentaient une grande unité architecturale. A proximité, les aires à blé et leurs paillers jouxtaient une succession de terrasses cultivées, entretenues au prix d'un labeur quotidien forcené...
C'est à partir de 1960 que cette intense vie agro-pastorale solidaire se transforma pour les résidents en un véritable cauchemar !...
La construction du futur barrage avait été confiée à l'entreprise "Iberduero", à laquelle le Bulletion Officiel de la province de Huesca allouait tous les terrains nécessaires, dont il signifiait également l'expropriation...
Et en cette période trouble de dictature franquiste, Iberduero ne fit pas de sentiment ! Pour "convaincre" par la force toutes les familles qui se refusaient à abandonner Janovas, on délogeait sans avis préalable les habitants, et on dynamitait leurs maisons. Ces personnes déracinées n'avaient alors d'autre possibilité que de se rendre chez des voisins dont la robuste maison de pierre tenait encore debout, jusqu'à ce qu'elle subisse à son tour un sort identique !...
Ces aragonais arbitrairement privés de leur droit de propriété vécurent ce douloureux épisode comme un bombardement : les vitres explosaient, les toits s'effondraient, les murs se lézardaient et les pierres projetées par l'explosion constituaient un danger permanent... C'est pour dire : même le gouverneur civil de la province s'émut de ces conditions d'expropriation, que nia bien évidemment la société concernée. Alors, finie la dynamite... Mais pelles mécaniques, pics et masses continuèrent sans relâche les démolitions...
Un peu à l'écart des habitations du village, et les dominant, se dresse l'église San Miguel (St Michel). Édifiée selon le style roman au cours du bas Moyen-Age, elle fut reconstruite au XVIème siècle. Le porche roman (XIIème s) qui l'ornait a été déplacé au village voisin de Fiscal...
Dans ces territoires reculés, cet édifice religieux rythmait les festivités de Janovas : Fiesta Mayor (29 septembre), romería (pèlerinage), carnaval, verbena (kermesse), fête de la San Sebastian (20 janvier)...
Bâtiment ouvert aux quatre vents, ses fresques sont encore visibles dans la petite nef centrale. Remplies de paille, les différentes parties qui le composent servent d'étable aux troupeaux de passage ou qui viennent pacager dans le secteur...
Longtemps laissé à l'abandon, le petit cimetière qui la jouxte a lui aussi beaucoup souffert, et de nombreuses tombes ont été profanées. A partir de 2001, "l'association de voisins" de Janovas qui s'est constituée, a entrepris sa réhabilitation, par respect à leurs ancêtres qui y reposent...
Alors, dans quelques mois ou dans quelques années, les sabots des troupeaux, des cris d'enfants, les multiples bruits de la vie quotidienne,... retentiront-ils à nouveau sur les galets pavant les ruelles de Janovas ?... Ce n'est pas impossible !...
Car une vingtaine d'anciennes familles se réunissent annuellement dans le village, partageant leur repas sur ces tables en béton dressées spécialement à l'entrée du village, semant quelques parcelles de blé, reconstruisant quelques espaces communs...
Malgré plus d'un demi siècle de lutte (décision de construction du barrage : 1951), la même volonté anime ces anciens habitants. En 2001 le gouvernement espagnol a décidé d'arrêter définitivement le projet de réalisation du barrage ; le 7 juillet 2008 le tribunal a validé le processus de "reversión" des terrains ! La lutte contre l'oubli a payé !...
C'est bientôt, très bientôt, à partir du 10 décembre 2008, que 151 anciens propriétaires ou leurs descendants vont recevoir les courriers qui leur permettront de négocier avec l'état ou l'entreprise Iberduero les conditions de restitution de leurs propriétés !...
C'est ici, juste au-dessous du pont-suspendu, dans la partie la plus étroite de la gorge, que devait s'élever la digue de 55 mètres de haut. Ce sont les premiers travaux entrepris sur le site, ayant eu pour conséquences l'inondation en 1997 des terres situées en aval, qui incitèrent les autorités à interrompre ce projet...
Alors, cette eau qui faisait jadis le bonheur de Janovas et qui conduisit le village à sa perte, va-t-elle à nouveau couler dans des maisons reconstruites et des champs réhabilités ? Ce n'est vraiment pas impossible !... C'est même probable !... Mais quand ?...